Introduction :
William Morris (1834-1896) tint une place de choix dans le mouvement préraphaélite
qui se développa au cours du XIXeme siècle (1848-1884) en Angleterre.
Sans doute le plus éclectique des Préraphaélites, il ne
limita pas son talent à la peinture mais s’absorba dans d’autres
arts tels la littérature, les arts déco… En s’inspirant
des motifs du Moyen-Âge, il fut l’inventeur de nombreux papiers
peints, de vitraux, de meubles, etc., fonda une société de défense
et de restauration des anciens bâtiments (Society for the Protection of
Ancient Buildings), et créa avec Faulkner et Marshall, les futurs Arts
and Crafts Exhibition Society, alors la firme Morris, Marshall, Faulkner, and
Co..
Mais si William Morris aimait le passé, entre autres le Moyen-Âge,
jusqu’à l’idéaliser, son engagement politique était
socialiste. Il avait lu Marx et Engels, et s’était investi dans
leur mouvement, défilant, ou composant des recueils de poésie
à la louange des travailleurs comme le très virulent Chants
for Socialists.
Apparaît alors une contradiction au sein même du personnage William
Morris, son goût pour le passé allant à l’encontre
de la vision progressiste développée par Marx et Engels pour qui
la progression sociale doit se faire par la révolution, puis par l’instauration
du communisme qui conduira à une utopie sociale où la misère
n’existerait plus, où l’égalité régnerait.
Morris adhérait à cette vision idéale du futur et de la
société. Il en revenait néanmoins, dans les thèmes
et dans les formes, aux arts médiévaux et antiques.
Cette contradiction fut très tôt révélée.
Herbert George Wells, considéré comme le premier auteur, avec
Rosny-Aîné et Jules Verne, de science-fiction, avec des livres
comme The Time Machine, The War of the Worlds, The Invisible
Man, et tant d’autres, déclara, en 1896, après la sortie
de The Well at the Word’s End, dans Review of The Well at
the Word’s End :
Morris is altogether more ancient and more modern. (1)
Wells le compare ici à Tennyson, auteur britannique et officiel de l’ère victorienne, qui, comme Morris, s’inspira de la matière de Bretagne pour écrire, notamment, Idylls of the King. Wells décrit Morris à la fois plus ancien et plus moderne. Mais Wells ne se contente pas de le comparer à Tennyson mais aussi au presque légendaire Malory, auteur en 1469 d’une Mort Artus :
It is Malory, with the glow of the dawn of the Twentieth Century warming his tapestries and beaten metal. (2)
L’œuvre de William Morris, The Well at the World’s End,
imite celle d’un ancien, Malory, tout en la réactualisant, marquant
ainsi du sceau du XIXeme siècle le pseudo-passé du livre.
Margaret Grennan, en 1945, dans sa thèse, William Morris: Medievalist
and Revolutionary, souligne elle aussi la capacité de Morris à
reprendre des thèmes ou motifs anciens pour en créer de nouveau,
elle explique par cela notre plaisir de lecteur :
The pleasure in reading them arises not from an ignorant and naïve wonder but from the recognition of old motifs in a new setting.(3)
Margaret Grennan fut sans doute celle qui comprit le mieux le paradoxe de William
Morris, démontrant que, par son retour aux traditions, il espérait
un monde nouveau et meilleur.
En 1963, Philip Henderson, dans William Morris, insiste sur la contradiction
même du personnage et l’impasse dans laquelle elle conduit. La destination
de la production artistique du Préraphaélite est là au
cœur même de son argumentation, car les simples ouvriers victoriens
ne pouvaient ni acheter ses livres, ni engager le décorateur :
As a Socialist, he worked for the future, but his heart was in the past. He advocated revolution and founded the Society for the Protection of Ancient Buildings. He said ‘What business have we with art at all unless all can share it?’ Yet only the rich could afford the sumptuous productions of Morris & Co. and the Kelmscott Press. Theoretically Morris despised luxury in art, yet his goods were last world in luxury. He was quite aware of these contradictions himself and they were, to some extent, forced upon him by conditions beyond his control. But they made him furious. (4)
En 1976, Lyon Sprague de Camp nous montre à son tour le paradoxe vivant qu’était William Morris, d’un côté socialiste, de l’autre directeur de firme :
Morris fretted a little about being a Socialist and a capitalist at the same time. He once considered giving up his business to resolve his contradiction, but common sense prevailed. As it was, he spent much of his money financing the League and even sold his library to give the proceeds to the cause of Socialism. He took part in demonstrations and was twice arrested. He was furious when the judge let him, as a “gentleman”, off with a scolding or a small fine but sent his working class comrades to jail. (5)
Peu avant, Lyon Sprague de Camp souligne la nébulosité du terme
« socialiste » à l’époque de Morris. Toutefois,
l’engagement de Morris est indéniable et si le concept de socialisme
est encore flou, il adhère au processus de progrès social décrit
par Marx et Engels. Dans News from Nowhere, son héros se réveille
au XXIeme siècle dans un Londres où le socialisme a triomphé.
La Londres proposée est une Londres à l’aspect moyenâgeux
mais exempte des maux de l’époque tels que la lèpre…
Les industries existent encore, mais elles sont dissimulées et ne font
plus le vacarme assourdissant du XIXème siècle. L’idéal
esthétique de Morris est ici allié au progrès social et
technologique qui font de l’homme un homme libre et non plus un esclave.
Pour Morris d’ailleurs, le travail est l’outil de libération
de l’homme et il déplore les emplois machinisés des usines
qui ne servent que l’intérêt du capital et n’élèvent
pas l’homme.
Mais l’ambiguïté soulevée par Sprague de Camp au sujet
du socialisme est aussi énoncée par Northrop Frye dans son article
au sujet de News from Nowhere, Varieties of Literary Utopias :
It was an attempt to visualize the ultimate utopian goal of Communism after the classless society had been reached, and the reader is not asked whether he thinks the social conception practicable, but simply whether or not he likes the picture. The picture is considerably more anarchist than Communist… (6)
Frye inverse elle la tendance amorcée par Sprague de Camp qui faisait
du socialisme de Morris un socialisme de bon ton (7)
.
La situation politique de Frye semble plus judicieuse que celle de Sprague de
Camp. L’extrait même de Sprague de Camp nous montre l’inimitié
de Morris envers la bourgeoisie. William Morris était artiste et socialiste
engagé – il écrivit notamment le recueil Chants for
Socialists, où son idéal révolutionnaire, à
la limite de l’anarchie, transparaît comme dans le poème
No Master :
This is the host that bears the word,
No MASTER HIGH OR LOW —
A lightning flame, a shearing sword,
A storm to overthrow. (8)
Morris haïssait profondément la société victorienne.
Carole G. Silver abonde dans le sens de Frye :
At the same time, they repudiate capitalist idealogy and literary form that bears it. Like the works of literature Morris praised on his lecture on “The Society of the Future,” his final prose fictions “tell their tales to our senses and leave them alone to moralize the tale so told.” Through their internalized Marxism and direct sensory appeal, they constitute a new literary genre, the socialist romance. (9)
William Morris semble donc révolutionner, avec ses amis préraphaélites,
l’ère victorienne, par leurs luttes, leurs œuvres, tout en
revenant aux thèmes et formes du passé. Silver affirme qu’il
crée un nouveau genre littéraire, bien qu’empruntant au
Moyen-Âge. La démarche paraît paradoxale, mais l’est-ce
autant que cela ?
La première caractéristique de Morris est qu’il pratique
un art du retour, mais sa grande force reste qu’il transforme l’ancien
en nouveau.
I. Un art du retour :
1) Retour au Moyen-Âge :
William Morris est marqué et influencé par le Moyen-Âge
et ses arts ; il crée notamment une société de défense
des anciens bâtiments. Cette omniprésence du Moyen-Âge se
retrouve dans sa production, mais aussi chez ses confrères préraphaélites.
William Holman Hunt peint Valentine Rescuing Sylvia
from Proteus, Dante Gabriel Rossetti Sir
Galahad at the Ruined Chapel, Arthur Hugues Knight
of the Sun, etc. Les Préraphaélites s’inspirent
donc de scène du folklore du Moyen-Âge, mettant volontiers en scène
chevaliers et matière de Bretagne. La matière de Bretagne anglaise
est plus pauvre que la française qui vit, en plus de Chrétien
de Troyes et Robert de Boron, pléthore de continuateurs, souvent anonymes.
Mais les Préraphaélites puisèrent leurs sources, malgré
tout, dans leur littérature ; John Everett Millais pour Lorenzo
et Isabella s’inspire du poème de Keats, Isabella,
or the Pot of Basil, William Holman Hunt pour Claudio
et Isabella, de la pièce de Shakespeare Measure for Measure,
etc. William Shakespeare qui fut, et qui est encore aujourd’hui, un foyer
de création pour auteurs et peintres, fut très souvent illustré,
et donna naissance à une des toiles sans doute les plus connues : Ophélia
de Millais.
William Morris n’échappe pas à cette influence et peignit
La Belle Iseult, encore appelée
Queen Guenevere ; Iseult et Guenièvre étant deux personnages
récurrents des romans arthuriens.
Mais William Morris ne reprit pas des thèmes médiévaux
uniquement dans sa peinture, il écrivit Defense of Guenevere and
Others Poems, dans lesquels il met en scène les personnages des
romans arthuriens, ou encore The Wood beyond the World et The Well
at the World’s End, où il décrit des mondes moyenâgeux
avec châteaux, chevaliers, et dames. Morris hésita d’ailleurs,
à l’instar de son compatriote Walter Scott, à écrire
des romans historiques.
La littérature, la peinture ne sont pas les seuls arts de Morris touchés
par la Moyen-Âge ; les arts déco subissent aussi cette influence
comme le Cabinet, confectionné par
sa firme, mais révélateur du style « Morris ».
Le Cabinet est constitué de deux volets peints représentant
deux personnages du Moyen-Âge, un homme et une femme. En accordant à
chacun des deux personnages un volet, Morris nous expose sa pensée concernant
les rapports homme-femme, les mettant ici sur un pied d’égalité.
Le modèle pour la femme semble n’être, mais ce n’est
qu’hypothèse, autre que sa propre femme : Jane Burden.
William Morris illustra aussi des livres, les siens,
ceux de ses amis, ou des romans médiévaux, tel Le
Roman de la Rose
de Jean de Meun et Guillaume de Lorris.
On peut ici voir la volonté chez Morris d’allier l’art déco
et la littérature. Le livre devient un vrai livre d’art, une chose
précieuse que l’on se doit de conserver. Par la bordure fleurie,
des roses évidemment, faisant référence au titre de l’ouvrage,
et par l’entrelacs de feuilles et de tiges, Morris nous ramène
aux premiers livres, écrits par les moines dans leur scriptorium. La
sublime lettrine de départ nous confirme d’ailleurs cette impression.
Morris dessina une police
du même style pour ces ouvrages.
Il est à remarqué aussi que le texte est encadré, ce qui
entraîne le lecteur à un plongeon dans l’univers du roman.
Mais si le texte est encadré, l’illustration aussi. Nous ne pouvons
que nous immerger dans l’imaginaire du texte, de l’auteur, et de
son illustrateur. Ce cadre constitue pour le lecteur la vision d’un monde,
d’un autre monde qu’il ne pourrait pas atteindre autrement que par
l’art, et cette vision d’un autre monde confine au sacré
puisque seuls les oracles y sont habituellement autorisés. Ce monde est
celui du Moyen-Âge de Morris, mais d’un Moyen-Âge idéalisé,
de son utopie.
Si Morris reprend donc les thèmes médiévaux, il y allie
la forme ; les livres, les cabinets ne sont pas les uniques représentants
de cette pensée. William Morris, avec sa firme, créa aussi des
vitraux. Sur ces vitraux, destinés principalement
aux églises, on y voit des ménestrels, personnages du Moyen-Âge,
ou des thèmes chrétiens comme la création du monde pour
The Creation Window, réalisé avec Philip Webb. La reprise
de thèmes chrétiens ramène aussi au Moyen-Âge où
la foi et la religion étaient omniprésentes ; les romans arthuriens
nous le prouvent (10).
Ces thèmes chrétiens se révèlent aussi dans la multitude
d’anges présents dans l’œuvre de Morris. Morris créa
des vitraux avec les archanges Gabriel et Raphaël,
mais aussi composa toute une série de dessins où des anges
sont mis en scène, jouant de la musique ou avec les astres. La forme
de ses derniers, la composition de ses dessins ne sont pas sans nous rappeler
les cartes de tarot très présentes au Moyen-Âge.
Mais si Morris fabriqua des vitraux, il créa aussi nombre de tapisseries,
tapisseries où la nature est importante. C’est elle qui remplit,
qui foisonne, sans pour autant étouffer. Souvent associée à
la femme, elle épouse le personnage en une harmonie quasi parfaite. Parfois,
elle est même l’objet premier de l’œuvre comme dans le
Garden of Delight ou The
Tree of Life. L’arbre est alors le thème de l’œuvre,
l’arbre qui n’est pas s’en nous faire penser à l’arbre
de la connaissance et donc au Paradis Terrestre que semble affectionner Morris,
puisqu’il écrivit The Earthly Paradise – dans The
Well at the World’s End, il nous décrit une scène très
proche de ce dernier – mais, dans The Tree of Life, l’arbre
évoque sans doute plus le frêne de la mythologie scandinave, Yggdrasil,
qui supporte le monde et dont la survie est liée à celle des dieux
et des hommes. Comme pour l’illustration du Roman de la Rose,
on remarque que l’arbre est enclos dans un cadre fleuri, ce qui plonge
le spectateur dans un autre monde, celui de l’idéal de Morris,
un idéal dont la nature semble être une des composantes principales.
Morris conjugue donc les thèmes médiévaux avec le style,
en reprenant les outils d’expression artistique du Moyen-Âge comme
les vitraux, les tapisseries, etc., mais ce style est aussi visible dans les
techniques employés. En peinture, elles se caractérisent par les
techniques d’à-plat et le rejet des clairs-obscurs inhérents
à l’académisme de l’époque. Ces techniques
d’à-plat justifient d’ailleurs le nom de sa confrérie,
les Préraphaélites qui revenaient à l’art et ses
techniques avant Raphaël. Dans la littérature, Morris imite les
épopées médiévales, plaçant au cœur
de son œuvre le passage le plus important. Dans The Well at the World’s
End, c’est au centre du roman que les deux héros, Ralph et
Ursula, boivent à cette fontaine de Jouvence qu’est le puits. Morris
utilise aussi, volontairement, l’ancien anglais avec des mots comme «
whereas » pour « because », ou « fax » pour «
poil », la structure, la grammaire même des phrases sont calquées
sur l’ancien anglais ce qui entraîne le lecteur dans un passé,
mais un passé mythifié, idéalisé, ce que traduit
bien le langage car malgré cette reprise de l’ancien anglais, le
lecteur moderne comprend et n’éprouve pas de difficultés
à la lecture, à quelques rares exceptions.
Si l’œuvre de William Morris se caractérise donc bien par
un retour au Moyen-Âge, cet bien à un Moyen-Âge idéalisé,
et légendaire, non à la triste situation à laquelle les
hommes de basse classe étaient confrontés.
2) Retour au légendaire :
Il est indéniable que l’œuvre de William Morris puise son inspirations dans les formes, les thèmes, les techniques du Moyen-Âge et même avant – il a écrit The Earthly Paradise, s’inspirant de la Bible, The Life and Death of Jason, de la mythologie grecque, ou a encore traduit la Völsunga Saga, de la mythologie scandinave. Mais ce retour à des âges passés, ou le progrès social, ou l’idée même du socialisme, n’étaient pas encore nés, va, semble-t-il, à l’encontre de l’âme philanthrope du peintre préraphaélite. Mais, à la vérité, William Morris ne revient pas tant à ces époques qu’au légendaire de ces époques. Des trois livres cités, nous ne voyons que mythologies ou légendes. Quand Morris évoque le Moyen-Âge, c’est bien de ce Moyen-Âge légendaire qu’il parle. Dans une de ces tapisseries, Knights of Round Table, il met en scène, dans un bois, un lion et une licorne séparés par un cours d’eau. La licorne se trouve à gauche de la rivière, le lion à droite. Partout dans les arbres, et aux pieds du lion, pendent des écus. Ici, pas de tableau réaliste du Moyen-Âge, mais bien une digression sur ses légendes. Morris reprend là les chevaliers de la Table Ronde, personnages des romans arthuriens. La composition de la tapisserie est intéressante, une rivière séparant la force du lion, et la virginité de la licorne. La licorne au Moyen-Âge est symbole de virginité et était souvent associée aux jeunes vierges. L’eau semble donc se dresser entre ces deux êtres qui se tournent le dos ; détail important, le lion regarde la licorne ce qui n’est pas réciproque. Ces deux personnages semblent être Arthur et Guenièvre, encore vierge car non-mariée, ce que confirme l’écrit en haut de la tapisserie :
These are the arms of ? knights at the round table bidden to seek the unicorn of the quest whatever might befal
Of those knights that thus departed these are the chiefest sir Gauwaine of ?.
Sir Lancelot, sir Hector Demarys, sir Bors, sir Perceval and sir Galahad.
Cette chasse, toute héroïsée qu’elle soit, revête
un côté abjecte, celui de l’homme qui par la puissance va
asservir et emprisonner l’innocence de la jeune femme. Les regards entre
la licorne et le lion tendent à penser que la licorne n’a que faire
du lion ; elle n’en deviendra pas moins sa femme. Ce désintéressement
au départ de la licorne, et ce mariage forcé, justifient déjà
l’adultère que commettra Guenièvre ; cet adultère,
et sa justification, sont omniprésents dans l’œuvre de Morris.
L’aspect héroïque de la tapisserie sert aussi de moquerie
envers un héroïsme qui asservit la femme.
Si Morris revient donc au Moyen-Âge, c’est à un à
Moyen-Âge idéalisé et légendaire. Reprenant une nouvelle
fois les thèmes arthuriens, Morris peignit The
Vision of the Holy Grail, ou l’urne sacrée est au centre
de la composition. Le Graal et sa quête se rapprochent aussi de la quête
du puits de Ralph et Ursula dans The Well at the World’s End.
Ils partent à la recherche d’un puits, véritable fontaine
de Jouvence, qui les régénérera et leur offrira comme une
nouvelle naissance. Mais, quand ils boivent au puits, ils sont nus, dans une
nature qui rappelle le paradis originel. Pour Morris, le retour au Moyen-Âge
semble s’accompagner d’un retour à la nature.
3) Retour à la nature :
Opposé au goût victorien, William Morris ne l’est pas moins aux industries qui aliènent les hommes et enlaidissent le paysage. Toutefois, Morris ne se fait pas l’ennemi du progrès, mais bien des conséquences néfastes de l’évolution de la société, et par là l’omniprésence du béton et de l’acier. Dans l’œuvre de Morris, la nature tient une place considérable et semble indissociable de ce retour au Moyen-Âge, à un temps où elle triomphait. Dans certains romans de Morris, comme The Wood beyond the World ou The Well at the World’s End, les héros se trouvent le plus souvent dans des forêts, des déserts, etc., que dans des cités, ce lieu fermé où le rêve semble impossible. La nature est l’endroit où l’aventure est permise. Cette présence de la nature se retrouve dans le titre des livres et des chapitres : The Wood beyond the World, “Ralph Cometh to the Wood Perilous. An Adventure Therein”, “Ralph and Ursula Come Back Again Through the Great Mountains”, “Winter Amidst of the Mountains”. Chez Morris, comme pour le Moyen-Âge, la nature est idéalisée car même si parfois dangereuse – dans The Well at the World’s End, le Dry Tree manque de tuer Ralph, le héros, et pour atteindre le puits ils doivent traverser un désert jonché de cadavres – elle semble indissociable du bonheur de l’homme et de sa pleine réalisation. C’est nus et dans un paradis terrestre que Ralph et Ursula boivent au puits :
…so that it seemed to them that they had come into the very Garden of God; and they forgat all the many miles of the waste and the mountain that lay before them, and they had no thought for the strife of foemen and the thwarting of kindred, that belike awaited them in their own land, but they thought of the love and happiness of the hour that was passing. So sweetly they wore through the last minutes of the day, and when it was as dark as it would be in that fair season, they lay down by the green knoll at the ending of the land, and were lulled to sleep by the bubbling of the Well at the World's End. (11)
La beatitude est donc liée à la nature, et à l’esthétique
qu’elle procure. L’illustration pour son livre
The Wood beyond the World, faite par Morris lui-même transpose
bien son idéal de communion entre homme et nature. On y voit une femme
marchant pieds nus dans de l’herbe qui s’infiltre entre ses orteils
et entourent ses chevilles, non pour les lier mais pour les épouser.
La robe de la femme est ceinte de branchages ainsi que sa tête. Derrière
apparaissent les arbres d’une probable forêt. La dynamique verticale
de l’image réunit la femme et les arbres, ainsi que les formes
courbes qui les composent. Morris représente ici la communion parfaite
entre l’homme et la nature, en quelque sorte le Paradis Terrestre. N’oublions
pas, au risque de nous répéter, que Morris a écrit The
Earthly Paradise.
Pour Morris l’esthétique dans laquelle la nature se révèle
le mieux est celle du Moyen-Âge. Dans News from Nowhere, Londres
est redevenue la Londres du Moyen-Âge au niveau architectural, ce qui
constitue l’utopie de Morris.
C’est donc très naturellement que Morris, aimant le Moyen-Âge,
introduit dans ses production artistique la nature. Les feuilles, les fleurs,
sont un motif récurrent de ses papiers peints et
de ses tapisseries.
Si l’art de William Morris se caractérise donc par un art du retour,
par son goût prononcé pour le Moyen-Âge, le légendaire,
et la nature, et s’il revient à des thèmes et des formes
d’autrefois, cela va-t-il à l’encontre de son esprit socialiste
et du progrès social défini par Marx et Engels ? L’art de
Morris ne serait-il pas de faire, avec de l’ancien, du nouveau ?
II. Du nouveau avec de l’ancien :
Le Moyen-Âge des œuvres de William Morris n’est pas un Moyen-Âge réaliste, une peinture conforme de la vie en ces siècles, mais bien un temps idéalisé. Chez Morris le serf a autant d’importance que le roi ou la reine, la hiérarchie sociale ne définit pas le statut des gens et leurs droits. Pour autant, William Morris n’était pas naïf, et il connaissait le Moyen-Âge et sa réalité. S’il choisit de dépeindre ce monde légendaire, c’est bien pour offrir à ses lecteurs évasion et rêve, pour offrir à l’ouvrier victorien un espoir dans un monde devenu pragmatique et matérialiste. Morris se servait de son art, comme l’affirme Margaret Grennan, pour partager avec l’homme du quotidien son rêve et son idéal dans une société qui semblait ne plus en avoir :
These romances were written during the most difficult years of Morris’ life: when he was trying to share with men, to whom “the grey homes of their fathers had no story to tell,” his vision of a new world to be born of the best tradition of the old. (12)
Si un des buts de Morris est d’offrir évasion et espoir à ses contemporains, la conséquence est qu’il renouvelle d’anciens motifs, en les reprenant, et en les exploitant pour les hommes du XIXème siècle. Car il est nécessaire que l’homme contemporain, surtout pour Morris qui souhaitait son art accessible au plus grand nombre, se reconnaissent dans les figures employées par le Préraphaélite. Qu’importe au lecteur victorien de lire de nouvelles histoires de Sigurd s’il ne peut tisser un lien avec, s’il n’y a pas de résonances avec lui. Morris s’employa à créer ses résonances en faisant de figures mythologiques des figures contemporaines et donc en ressuscitant les légendes. Ce renouvellement s’opéra prioritairement au niveau des personnages.
1) Les Personnages :
a) La Femme :
A l’instar des Préraphaélites et de Ford Madox Brown, qui
peignit Take your Son, sir!, s’engageant
pour la défense des droits de la femme et de dénonça, en
même temps, les bourgeois et leurs mœurs répréhensibles,
William Morris oeuvra pour l’égalité entre les rapports
homme-femme et lutta contre la prostitution.
Si le tableau le plus célèbre de William Morris est La
Belle Iseult, il se nomme aussi Queen Guenevere. Si l’on peut
remarquer au départ la présence féminine, il faut aussi
s’intéresser au personnage. Iseult est connu pour ses amours tragiques
avec Tristan alors même qu’elle est mariée, et Guenièvre
comme l’épouse du roi Arthur qu’elle trompa avec Lancelot.
Que le tableau s’intitule La Belle Iseult ou Queen Guenevere, il traite
d’une femme adultère. On la voit, le regard vide, en train de ceindre
une ceinture, qui pourrait symboliser une ceinture de chasteté qu’on
lui impose. Devant elle est ouvert un livre, seul moyen d’échapper
à la chambre où elle est enclose et à ce monde dirigé
par les hommes.
Morris fit d’autres dessins avec Iseult et Guenièvre. Il croqua
aussi Marie-Madeleine, connue dans la Bible
pour être la prostituée. Par ses œuvres, Morris milite en
faveur des femmes, luttant contre la prostitution dont, pour lui, l’homme
est responsable, mais aussi contre les mariages forcés ou arrangés
qui ne peuvent découler que sur l’adultère.
Morris, comme pour le Moyen-Âge, idéalise l’amour. L’amour
doit être cette union entre deux êtres qui s’aiment et dont
les sentiments sont purs, dénués de pragmatisme ; il rejette ainsi
les mariages bourgeois et arrangés de son époques. Dans The
Defence of Guenevere, il se place dans la situation de la reine, en faisant
de la femme l’héroïne, ce qui est rare dans les romans de
chevalerie où la femme est reléguée à attendre et
coudre, et dresse, pour elle, un véritable plaidoyer. Il la défend
expliquant que la cause principale de son adultère est le comportement
désintéressé d’Arthur, son époux :
By Arthur’s great name and his little love;
[…]
“For no man cares now to know why I sigh;
And no man comes to sing me pleasant songs,
Nor any brings me the sweet flower that lie
“So thick in the gardens; … (13)
William Morris, tout en réhabilitant la courtoisie, milite pour l’égalité
des rapports homme-femme, et critique cette courtoisie qui était instigatrice
de ces inégalités. Même si Guenièvre ici est à
l’image de la femme bourgeoise de la société victorienne,
mariée pour l’intérêt des hommes ; ce rapport de Morris
à la courtoisie nous montre son fabuleux talent de faire, avec de l’ancien,
du nouveau. Il reprend et réinstaure la courtoisie, tout en la modifiant
; ce n’est plus la courtoisie du Moyen-Âge, mais une nouvelle courtoisie,
avec de nouvelles règles, plus respectueuse des deux êtres et adaptée
à l’époque.
L’œuvre de Morris, sans doute en résonance avec sa vie –
sa femme, Jane Burden le trompa avec un de ses amis, le peintre Rossetti –,
est parsemée d’adultères. Si ses figures féminines
de prédilection étaient Guenièvre, ou Iseult, et par là
des femmes adultères, dans The Well at the World’s End,
Morris en met en scène d’autres. Ainsi, Ralph, le héros,
entretiendra avec la Lady of Abundance une relation d’amour qui, comme
l’affirme Carole G. Silver, aurait été qualifiée
d’adultère à l’époque victorienne. On voit
ici quels conflits opposent Morris à son temps :
In a conventional Victorian novel, the love of Ralph and the Lady of Abundance would be treated as adultery; in the terms established in a Morrisian romance, the relationship is acceptable because it is loving. (14)
C’est l’amour, la pureté des sentiments qui, pour Morris,
autorise la relation. Mais si cette relation, du point de vue victorien, aurait
été adultère, celle, un peu plus tard, entre Ralph et la
Dame, l’est. Cette dernière, mariée au Knight of the Sun,
fuit son mari violent et jaloux avec le héros et se réfugie dans
ses bras. Le Knight of the Sun les retrouvera et tuera sa femme. Ici Morris
s’engage peut-être en faveur d’une institution nouvellement
votée en Angleterre à l’époque, le divorce ; le droit
pour la femme de se séparer d’un homme devenu tyrannique, ce que
n’était pas le Knight of the Sun à leur rencontre.
Mais Ralph ne rencontrera le véritable amour, ou celle qui devait devenir
sa femme, que bien plus tard, et d’abord en songe. Une nuit, il rêve
d’une femme à délivrer, Dorothea, et en tombe amoureux.
Il se met immédiatement en route. Il finira par la trouver, mais elle
se nommera Ursula, non Dorothea. Est visible ici l’idéalisation
de l’amour chez Morris, même s’il ajoute un peu d’ironie.
C’est d’abord l’image qu’on se fait de la bien-aimée
qui nourrit l’amour. C’est parce que Ralph rêve d’abord
de cette femme, et par-là même qu’il l’idéalise,
puisque fruit de ses pensées, qu’il en tombe amoureux et part à
sa rescousse. Mais on voit que cette idéalisation est teintée
d’ironie. Le nom ne correspond pas, et si ce détail ne correspond
pas, on peut facilement penser que peut-être d’autres aussi. Heureusement
pour Ralph, Ursula est une femme formidable, malgré qu’elle ne
soit pas la princesse en détresse que l’on s’imagine ; Ursula
est fille d’un simple soldat. Morris renouvelle là encore un topos
de la littérature et de notre culture en faisant de la princesse en détresse
qui attend son preux chevalier, une fille quelconque de naissance, mais formidable
par ses qualités.
Cette relation est aussi révélatrice de la pensée de Morris,
car elle unit un prince, Ralph, même si prince d’un tout petit royaume
– son père, le roi, est appelé en anglais kinglet, «
petit roi » -, et une fille de soldat. Au Moyen-Âge, le sang était
plus fort que n’importe quel mérite. Ici, Morris renverse cette
vérité, et trace un parallèle avec son époque où
les mariages arrangés étaient courants. En reprenant les personnages
classiques de nos légendes, il bâtit de nouvelles valeurs, de nouvelles
vérités. Le socialisme de Morris brisant les conditions sociales
est là évident.
Pour William Morris, le bris des conventions sociales est le premier pas vers
l’égalité entre les hommes et les sexes. A la fin du roman,
Ursula combat au côté de Ralph, armes à la main, pour l’aider
à récupérer son royaume envahi par des brigands. J’ignore
depuis quand les femmes ont droit de s’engager dans l’armée,
corps masculin par excellence, mais il me semble que Morris fait preuve d’une
ouverture d’esprit rare pour son époque.
Le goût pour le Moyen-Âge de Morris ne s’oppose donc pas à
ses idées socialistes. Morris parvient même à faire de son
amour pour le temps féodal un atout dans lutte pour l’égalité
des sexes en modifiant ce Moyen-Âge et en jetant les bases, par cette
réécriture du passé, d’un monde meilleur, par l’intermédiaire
de ses personnages, la femme, mais aussi le héros.
b) Le Héros :
Si par ses romans William Morris a révolutionné la place de la
femme dans le Moyen-Âge légendaire, il a aussi grandement contribué
à modifier la place du héros, en jouant notamment avec les topoï.
Dans The Well at the World’s End, Ralph n’est pas le preux
chevalier volant à la rescousse de la princesse en détresse, puisque
la princesse n’est pas princesse mais une simple roturière, fille
d’un quelconque soldat. De même, Ursula n’est pas l’unique
amour de Ralph auprès de qui, selon l’usage de l’amour courtois,
il devrait soupirer pendant de longues années, puisqu’il ne la
connaît pas sinon par rêve, et qu’il a connu d’autres
relations, avec la Lady of Abundance et avec la Dame. Ralph n’est donc
pas le chevalier dévoué à un seul être, mais bien
un homme qui avance dans la vie et dans ses aventures grâce à de
multiples expériences.
La figure du preux chevalier est une nouvelle fois détournée lors
de la rencontre entre Ralph et la Dame.
Quand Ralph la voit la première fois, deux chevalier se disputent. Le
Knight of the Sun, son époux, reproche à un autre chevalier, qui
est son ami, le Black Knight de l’aimer et de la courtiser. Les supplications
de la Dame ne le détourne pas de sa résolution et le Knight of
the Sun affronte son ami, qui se défend. Le duel s’achève
par la mort injustifiée du Black Knight, et la Dame se refuse alors à
son époux homicide. Il la menace, Ralph intervient. Mais, à son
tour, il est vaincu par le Knight of the Sun ; la Dame le sauve de la mort.
Ici, William Morris inverse nombres de lieux communs. Le personnage le plus
sinistre du quatuor n’est pas le Black Knight, comme on pourrait s’y
attendre, le noir étant le plus souvent attribué au mal, mais
bien le Knight of the Sun, dont la référence au soleil devrait
lui garantir la bonté.
La Dame, qui est l’enjeu du duel, ne cède pas au vainqueur, mais
exècre le comportement belliqueux et meurtrier de ce dernier ; elle modifie
ainsi l’image de la faible femme s’émerveillant devant la
mâle force.
Ralph, qui arrive comme le sauveur, celui qui doit protéger l’innocence,
incarnée par la femme, de la barbarie, ne parvient pas à vaincre
le Knight of the Sun, et suprême humiliation, est arraché à
la mort par une femme. Cette humiliation, dans l’œuvre de Morris,
n’existe pas ; Ralph n’est pas montré comme faible pour avoir
échoué dans son combat contre le Knight of the Sun. Et la Dame
choisit la tendresse et les nobles sentiments de Ralph plutôt que la force
du Knight of the Sun.
Morris renouvelle ici la figure du preux chevalier, invincible ; renouvellement
qui ne se limite pas seulement au personnage mais aussi à sa condition.
Ainsi, même si Ralph est un prince, il n’est prince que d’un
très petit royaume ; son père, le roi, est appelé «
Kinglet ». Un autre personnage suit, comme Ralph, une progression : Bull
Shockhead.
Bull Shockhead est un brigand qui, avec d’autres, tendent une embuscade
à Ralph et ses amis. Dans ce combat, les brigands sont vaincus, et la
plupart tués, mais Ralph épargne Bull Shockhead qui lui prête
allégeance. Les deux hommes poursuivront la même route pendant
un moment, Bull Shockhead prouvant plus d’une fois son utilité,
et donc la sagesse de la clémence de Ralph, puis se sépareront.
A la fin du roman, Ralph retrouve Bull Shockhead qui est devenu un juste seigneur,
protecteur du peuple et pourfendeur d’inégalités, après
avoir renversé un tyran. L’accession à la noblesse, qui
est la noblesse de l’âme et du cœur, traduite ici par un titre,
n’est pas limitée par la naissance. Tous, pauvres ou riches, peuvent,
chez Morris, prétendre, par leurs mérites et leurs actions, à
la noblesse. L’idéal d’égalité du Préraphaélite,
où transparaissent ses idées socialistes, est ici visible.
Mais Ralph, comme Bull Shockhead, évolue lui aussi pour mériter
sa situation sociale et les pouvoirs inhérents à sa condition.
Etant le cadet, il ne devait pas accéder au trône, pourtant, grâce
à ses aventures, ses expériences, il a progressé tant et
si bien qu’il est celui vers qui l’on se tourne pour libérer
son pays, le royaume d’Upmeads, quand ce dernier est envahi par les brigands.
Ralph d’ailleurs ne délivre pas sa patrie dans le but de se l’accaparer,
mais pour restaurer la paix et faire cesser le règne tyrannique des bandits.
C’est son père après, le reconnaissant comme plus sage et
plus fort, donc plus apte à diriger le royaume, qui lui abandonne volontairement
le trône. Le règne de Ralph est d’ailleurs célébré
comme le plus juste et le plus prospère :
Furthermore, it is told of Ralph of Upmeads that he ruled over his lands in right and might, and suffered no oppression within them, and delivered other lands and good towns when they fell under tyrants and oppressors; and for as kind a man as he was in hall and at hearth, in the field he was a warrior so wise and dreadful, that oft forsooth the very sound of his name and rumour of his coming stayed the march of hosts and the ravage of fair lands; and no lord was ever more beloved. (15)
Ralph sait à la fois être homme de cœur et guerrier ; ses
aventures, qui sont autant de connaissances, en font un sage et un juste. Et
la quête du Puits s’établit comme une véritable initiation.
Pour l’atteindre, Ralph et Ursula doivent affronter mille périls,
mais surtout, ils doivent étudier, avant de traverser le désert
qui y mène, auprès d’un sage qui leur enseigne les «
lores » (traditions) et qui leur lit un livre. La sagesse, donc la justice,
découle de l’étude.
Morris modifie donc le héros en faisant de lui un homme ordinaire qui
par ses mérites accède aux plus hauts postes, un homme soucieux
des intérêts de son peuple, non par le seul pouvoir ; d’inspiration
arthurienne, les romans de Morris ne sont pas l’éloge de la noblesse
guerrière qu’étaient ces derniers. Fort proche de Ralph,
Sigurd, dans Sigurd the Volsung and the Fall of the Niblungs, apparaît
comme un défenseur de la justice sociale ainsi que l’affirme Lyon
Sprague De Camp :
…he had made the dragon-slayer Sigurd an unlikely crusader for social
justice. (17)
On voit donc que Morris transforme profondément les personnages mythologiques qu’il empruntent, les faisant défenseurs de nouveaux idéaux. Par cette métamorphose des personnages, Morris jette les bases d’un nouveau, plus juste, un monde correspondant à son utopie.
2) Vers le renouveau du monde :
Les emprunts de Morris au passé ne servent donc pas à une nostalgie,
mais bien à une réécriture de l’histoire, de ces
figures. Par cette réécriture du passé, qui conditionne
le présent, Morris envisage un autre avenir, un avenir moins égoïste,
plus beau, et plus égalitaire. Par le passé, un passé idéalisé,
Morris nous offre sa vision du monde, et s’engage dans ses idées
socialistes.
En réalité, malgré les apparences, l’œuvre de
Morris suit bien l’idée de progression sociale définie par
Marx, c’est-à-dire qu’après les sombres années
de la monarchie vient le socialisme, puis le communisme qui doit conduire à
l’utopie, l’égalité parfaite entre les peuples. The
Well at the World’s End en est un parfait exemple. Tout au long du
roman, Ralph, issue de la féodalité, engrange des expériences
qui font évoluer ces points de vue, ses idées, pour faire de lui
un libérateur des peuples opprimés et le défenseur des
justes. Dans ce roman, la condition n’est pas critère de sélection
; Ralph est le cadet, donc ne devait pas accéder au trône, Ursula
est la fille d’un soldat, elle devient reine, et Bull Shockhead n’est
qu’un vulgaire bandit. Ralph est un héros, malgré son ascendance,
révolutionnaire ; il n’hésite pas à renverser les
tyrannies des royaumes alentours, donc à créer une révolution
en laissant les habitants de ses royaumes libres de décider, car Ralph
n’annexe pas ces royaumes.
La révolution de Ralph ressemble à celle de Morris qui entreprit
de révolutionner l’ère victorienne et lutta contre l’aliénation
du peuple et des travailleurs, ce qui allaient de pair. William Morris est issue
de la petite bourgeoisie, comme Ralph est prince d’un petit royaume. Ralph
apparaît comme un reflet de Morris, et ses actions sont celles que le
Préraphaélites a mené dans son monde, ou celles qu’il
aurait aimées accomplir. L’auto-héroïsation courante
chez les Préraphaélites affirme cette théorie . Mais au
contraire de Ralph, Morris n’a pas su, n’a pas pu, renverser ce
qu’il considérer comme tyrannie. L’ère victorienne
promettait au futur le conditionnement, l’asservissement du peuple grâce
aux machines, et Morris sachant inutile une révolte de front, préféra
mener son combat d’une autre manière. L’ère victorienne
avait brisé la ligne progressiste de Marx, et après la monarchie,
le socialisme n’apparaîtrait pas ; Morris entreprit donc de changer
le passé pour fonder une nouvelle identité, une nouvelle culture,
plus juste, et ainsi relancer la progression marxiste. Son amour du passé
s’explique ainsi, et ne rentre plus en conflit avec ses idées socialistes.
En idéalisant, en rendant meilleur le passé, il promettait au
futur un monde plus égalitaire, débarrassé de l’injustice,
une utopie ; utopie passant par le travail, mais non par le travail victorienne
qui emprisonnait les ouvriers dans les usines à des tâches aliénantes.
Grâce au passé, à sa réécriture, Morris modifie
la définition même des mots. News from Nowhere est une illustration
de cette modification de termes qui conquit à l’utopie. Une des
questions posées par ce roman est le travail, comme le dit Northop Frye
:
There is, in other words, a minimum of industrial and factory production. Morris started out, not with the Marxist question, “Who are the workers?” but with the more deeply revolutionary question “What is work?” (18)
Pour Morris, la question du travail est réellement importante, car c’est
par son travail que l’homme se définit, c’est grâce
à lui qu’il se forge une identité. Mais par travail, Morris
n’entend pas le travail des usines, mais bien une réalisation,
une création, de l’homme pour lui-même et qui profitera à
la communauté. Le travail devient un échange avec le monde qui
épanouit son créateur et profite à tous.
Par la réécriture, la recomposition du passé, William Morris
espère donc la révolution du présent et l’utopie
du futur. Et c’est par son art que passe cette réécriture.
Par celui-ci, William Morris annonce l’Art Nouveau et nombres d’artistes
qui reprendront les bases jetées par le Préraphaélite.
Conclusion :
Donc, si William Morris puise son inspiration dans les thèmes et les
formes du passé, il ne se contente pas de reproduire ce qui a été
fait, mais se les approprie réellement pour les révolutionner
et leur donner une nouvelle signification. Les femmes lascives et végétatives
des romans arthuriens deviennent des personnes à part entière,
au caractère défini et capable d’actions comme les hommes
; le héros n’est plus le chevalier servant issu de la noblesse,
mais l’homme du commun qui s’élève par ses mérites
et non son sang.
Grâce à la refonte de ses thèmes, Morris modifie le passé,
et donc espère un monde meilleur, et croit en l’avenir et en la
progression sociale marxiste.
Comme pour tous les Préraphaélites, l’art de Morris révolutionna
son temps, allant à l’encontre de l’académisme et
instaurant de nouveaux thèmes, de nouvelles formes. William Morris se
place ainsi comme l’un des précurseurs de l’Art Nouveau,
et son influence est visible chez des artistes comme Alfons
Mucha ou Gustav Klimt où la femme est bien
souvent la base de la composition. Chez Mucha, l’alliance femme nature
rappelle nombre d’œuvres de Morris ; Mucha, lui aussi, ne limita
ses talents aux arts graphiques, même s’il ne se hasarda pas à
l’écriture, et aborda les arts décoratifs.
William Morris fut l’artiste dont la Wiener Werkstätte (1903-1913)
se revendiqua. Fondée par l’architecte Josef Hoffmann, le designer
Kolo Moser, et l’industriel Fritz Waerndorfer, la WW connaissaient diverses
spécialités : joaillerie, ébénisterie, travail du
métal, etc., et avait comme ambition de rapprocher l’art de l’artisanat.
Auteur de leur manifeste, Arbeitsprogramm, Hoffmann reconnaissait l’influence
des Préraphaélites, notamment William Morris, comme l’explique
Peter Vergo dans son article Le Paradis terrestre et la chemin de la ruine :
Mais c’est à l’égard de William Morris que leur dette était la plus importante. Hoffmann, rappelant les origines de leur entreprise, se référaient spécifiquement aux belles reliures et au travail du cuir provenant des cercles de Morris, et il est frappant que la première exposition organisée par la WW à Vienne, à la galerie Miethke en février 1905, n’ait comporté que des reliures et des papiers de pages de gardes. (19)
Si Morris ne réussit pas, malgré son retour au passé et
sa transformation, à relancer la progression sociale, il amorça
de nouveaux courants artistiques dans divers domaines.
La littérature subit aussi son influence. Les auteurs du genre de la
fantasy, comme Lord Dunsany, Thomas Burnett Swann, David Gemmell…, doivent
lui reconnaître une parenté, et les liens avec son œuvre sont
très visibles chez certains, comme J.R.R. Tolkien, l’auteur de
The Lord of the Rings. Ainsi les œuvres majeures des deux écrivains,
The Well at the World’s End et The Lord of the Rings,
sont toutes deux des romans initiatiques ; le nom d’une des montures de
Ralph est Silverfax, celle du magicien Gandalf est Shadowfax ; Eowin prend des
aspects d’Ursula quand elle va au combat, etc.
L’influence de Morris est donc indéniable, et son paradoxe résolu.
Dans l’ère victorienne qui n’offrait aucun espoir de jours
meilleurs, l’artiste plongea dans les racines de nos cultures pour pouvoir
de nouveau rêver et les renouvela pour donner une chance au futur. Le
retour au passé n’est donc pas paradoxal avec les pensées
socialistes puisqu’il constituait l’unique moyen de faire vivre
ces idées, de les appliquer à une époque où la ligne
du progrès ne pouvait que se heurter au mur du conservatisme.