L'Influence de Shakespeare sur " Le Seigneur des Anneaux "

Le Seigneur des Anneaux , écrit en 1954, plonge le lecteur dans un monde fabuleux qui semble jaillir de nulle part. La Terre du Milieu, son histoire, les hobbits ou les ents sortent directement de l'imagination de Tolkien. Mais d'autres éléments, très nombreux, sont des emprunts à des littératures antérieures : les romans de la Table Ronde, les grandes épopées comme L'Iliade ou la Chanson de Roland, les mythologies celtique et nordique, les contes de fée, la tradition de l'âge d'or, depuis Les Travaux et les jours d'Hésiode jusqu'au Paradis perdu de Milton. L'œuvre de Shakespeare, le grand auteur dramatique anglais dont les pièces s'échelonnent entre 1592 et 1613, influença également Tolkien. Il y a puisé des personnages, des paysages et des situations.

Des héros shakespeariens.
Certains personnages que le lecteur rencontre dans Bilbo le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux figuraient déjà chez Shakespeare. Les principaux protagonistes de la comédie Le Songe d'une nuit d'été (1596) sont Obéron, le roi des elfes, son épouse, la fée Titania, et le lutin Puck. Le premier fait penser à Elrond, la deuxième à Galadriel ou Arwen. Comme les personnages de Tolkien, ils vivent dans la forêt, plus précisément une forêt près d'Athènes, et ne se sentent à l'aise que dans la nature, ainsi que l'explique une fée de la cour de Titania :

LA FEE : Par la colline, par la vallée, à travers les buissons, à travers les ronces, par les parcs, par les haies, à travers l'eau, à travers le feu, j'erre en tous lieux, plus rapide que la sphère de la lune. Je sers la reine des fées, et j'humecte les cercles qu'elle trace sur le gazon.

Le Songe d'une nuit d'été
associe la forêt à des manifestations féeriques. Avec leurs feuilles d'or, les arbres de la Lothlórien où vit Galadriel sont, eux aussi, magiques :

A la pâle lueur des étoiles, leurs troncs étaient gris, et leurs feuilles tremblantes avaient une teinte d'or fauve.

Quant à Puck, le lutin qu'Obéron charge de résoudre les conflits, il peut faire penser, par sa petite taille et par la mission qui lui est confiée, au hobbit Frodon. Les elfes viennent des mythologies nordiques, reprises par les Anglo-saxons, les fées et les lutins de la mythologie celtique mais aussi des contes. La coïncidence de leur apparition chez Shakespeare et Tolkien, plus qu'un emprunt du premier au second, vient sans doute de ce que les deux auteurs ont puisé aux mêmes sources. Il n'en est pas ainsi pour d'autres personnages du Seigneur des Anneaux qui doivent beaucoup aux tragédies et drames shakespeariens.
C'est le cas de ceux qui possèdent un pouvoir royal, Théoden et surtout Elrond et Aragorn. La monarchie, de préférence éclairée, est proposée comme modèle de gouvernement par le très Britannique Tolkien. Deux vertus dominent : bravoure et sagesse. Théoden fait preuve de la première, Elrond incarne la seconde, Aragorn réunit les deux. On le voit se battre avec courage :

Enfin, Aragorn se tint au-dessus des grandes portes, insoucieux des traits de l'ennemi.

On le voit aussi prendre le temps de la méditation :

- Où est Aragorn ? demanda-t-il ?
- Dans une chambre haute du Fort, dit Legolas. Il ne s'est pas reposé et il n'a pas dormi, je crois. Il y est monté il y a quelques heures, disant qu'il lui fallait réfléchir…

Les rois de Shakespeare sont plus contrastés, un tyran sanguinaire comme Richard III (1593), un faible bientôt déchu comme Richard II (1595) côtoyant des modèles plus respectables. On peut néanmoins détecter dans l'œuvre du grand dramaturge, des souverains qui ont pu inspirer Tolkien, au premier rang desquels le héros du drame Henry V (1599). Parce que l'intérêt de son pays et le sens qu'il a de la justice l'imposent, ce roi ose affronter un ennemi puissant, la France, comme Aragorn attaque le Mordor en sachant qu'il n'a presque aucune chance de vaincre. L'intelligence et le courage vont faire la décision. Avant la bataille, Henry V parle ainsi :

LE ROI HENRY : Il est vrai, Glocester, nous sommes dans un grand danger ; d'autant plus grand doit-être notre courage.

Placé dans les mêmes circonstances, Aragorn tient ce discours :

Je continuerai comme j'ai commencé. Nous arrivons à présent au bord même, où l'espoir et le désespoir se touchent. Hésiter, c'est tomber.
Texte par Gilbert Millet